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Les mangeurs de temps

01h34 – L’insomnie m’a reprise à Morphée depuis plus de deux heures. Comme toujours, je me demande si cela vaut la peine de rester à tourner au lit, car je sais ce qu’il va se passer… je vais prendre mon smartphone et tout abandonner aux médias. Passivement. Puis me rendormir, peut-être, emmenant dans mon inconscient tout ce que j’y aurai vu.

02h34 – Je me suis levée. J’ai pris avec moi mon carnet d’écriture, un livre en cours de lecture, ma bouteille d’eau et mon smarphone pour descendre à la cuisine. Pourquoi mon smartphone ? Je ne sais pas. Je ne sais plus, surtout. Je ne comprends pas comment il a pu prendre autant de place dans ma vie ces dernières années. Il est là mais je ne vais pas m’en servir, j’attends dans l’obscurité. Je tourne en rond dans mes pensées au sujet de ces « mangeurs de temps », ces grandes sociétés aux Conditions Générales d’Utilisation longues comme jamais. Ces CGU qui vous disent que nous ne valons pas un seul centime, que tout notre contenu appartient à la société anonyme (merci Eddie !).

Jadis, mes nuits d’insomnies étaient remplies de rimes, de rêves, de lecture ; j’avançais sur mes travaux, écrivais des lettres, avec la lune pour confidente, le fil de mes pensées permettait toujours un tissage. Qu’il soit au petit matin d’une beauté exceptionnelle ou d’une médiocrité à tout détruire, la nuit était productive. Mélancoliques ou énergiques, ces nuits n’appartenaient qu’à moi, dans la solitude mais dans le foisonnement des idées.

Puis, les réseaux sociaux sont arrivés. Les monstres. Ceux d’aujourd’hui. Je ne parle pas de MySpace ou des débuts de Facebook, qui ouvraient une fenêtre sur nos amis que l’on côtoyait en dehors de la maison. L’addiction n’était pas encore grave puisque les outils étaient limités. Nous passions voir s’il y avait un éventuel un message mais, pour les poètes, la nuit appartenait à la poésie, pas aux amis.

Instagram fut mon premier piège. Je me souviens m’être demandé pourquoi cette application existait car nous ne pouvions que prendre des photos et écrire un bref commentaire dessus. Je me disais que sur Facebook il y avait tout ce qu’il fallait : photos, vidéos, partage de liens, etc. Je ne comprenais pas, j’ai donc passé mon chemin. Puis un jour, nous nous rendons à l’évidence : cette application a l’air d’avoir de l’importance et cela tombe bien, j’ai des vers à partager et une entreprise à faire tourner ! Alors, nous nous lançons. Un nouveau mot apparaît : scroller. Cela vient de l’anglais et veut dire « faire défiler ». En effet, comme jadis les rouleaux de parchemins, nous nous surprenons à faire défiler des quantités d’informations, encore et encore. Là où les débuts de Facebook proposait un flux d’activités mis à jour en temps réel selon ce que postaient nos amis, Instagram proposait des informations sans tri de date, selon un « algorithme », la grande mathématique du réseau social. Qui saura le comprendre et le dominer sera le maître de ces lieux !

Ainsi donc nous faisons défiler le grand flux des médias sociaux, d’amis puis de marques diverses, de gurus, en comptes voleurs d’images, d’artistes en peine de like, de pro-selfies en besoin de reconnaissance, de médiocrité mise jusqu’à l’envahissante publicité, cela défile, sans cesse, tant que le doigt glisse de haut en bas sur l’écran, cela défile, encore et encore… et la ronde s’agrandit avec Twitter, Snapchat, TikTok, les groupes Telegram et j’en passe.

Le pire, selon moi, c’est de l’avoir vu venir, d’en avoir été pleinement consciente, d’entendre l’esprit s’agacer, de constater le travail non abattu, et le grand outrage fait à l’inspiration : scroller au lieu d’écrire. Terrifiant… scroller au lieu de pêcher des merveilles dans l’imaginaire. Scroller et ne pas réussir à s’arrêter. Scroller ou poster à son tour, faire voir sa maison, ses animaux, son corps, en plus de l’art, de l’artisanat ou de ce que nous avons à vendre en ces lieux. Nous devenons des marchands déguisés en amis virtuels, complices de ces grandes sociétés qui nous font avancer à la carotte. Il est si facile de croire que nous leur importons. Si facile de se convaincre que nous en avons besoin.

L’insomnie paresseuse tombe dans le piège à chaque fois. Quelle heure est-il ? Le smartphone nous répondra. Une notification fera surgir de la dopamine, ce qui était une demande d’heure se transforme soudainement en un besoin de cliquer sur les icônes des applications. Il ne faut pas faire de bruit alors nous regardons sans le son, conscient que sans ce sens activé, la plupart des vidéos n’ont aucun attrait, certaines navrant notre esprit, qui lui se débat, hurle sous son bâillon : « Eteint cet écran ! Revenons à nous ! ». L’âme sait qu’il se passe quelque chose de terrible, qu’une transformation a été opérée, qu’au-delà de l’écran, c’est un désir étrange qui est né. Et si je participais, moi aussi ? Je pourrai nourrir à mon tour ce besoin de reconnaissance, afin que quelqu’un que je ne connais pas puisse colorier un coeur rouge sur ma photo. J’attendrai moi aussi des commentaires, des partages, des abonnés. Peut-être ferai-je parti de ceux qui passent à la télévision car leur nombre d’abonnés promette à la chaîne qui les invite un plus grand audimat. Ils n’ont rien à dire, rien à inspirer ? Qu’importe ! La machine de la consommation fonctionne et c’est bien tout ce que chacun souhaite : l’influenceur, la télévision… et nous.

Véritable lobotomie spirituelle, les réseaux sociaux sont absolument gratuits. Comme vous le savez peut-être, « si c’est gratuit, c’est nous le produit ». Et c’est cela qui finalement m’use, jour après jour. Notre temps, notre précieux temps, trésor de battements de coeur. Lorsqu’un être aimé nous quitte, que ne donnerions-nous pas pour un seul de ces battements dans sa poitrine ? Combien de pulsations offertes à des entreprises qui brassent des millions grâce à notre doigt glissant sur un simple écran, esclave de notre esprit séduit par les sirènes de la curiosité. Cette saine et naturelle curiosité humaine, prise en otage.

Savoir que rien n’a de sens dans l’utilisation que nous faisons de ces plateformes est affreux. Je ne déploierai pas ici tout ce que j’ai pu penser à ce sujet, il faudrait une éternité ! Mais lorsqu’une brèche d’hyper-conscience s’ouvre en nous, nous avons le devoir de nous y engouffrer, pour y placer un bâton de dynamite.

Combien de fois ne me suis-je pas désinscrite de ces plateformes auxquelles j’ai sacrifié bien des heures où j’aurai pu écrire, créer, travailler même ? Comme je savourais ces phases ! Mais c’était un leurre, une simple prise de recul avec le bruit, car je revenais quelques semaines après, malgré moi, pour suivre tel ou tel compte qui m’importait, nourrir un besoin d’être vue pour me sentir exister. Sûrement. A force, j’ai arrêté de supprimer mes comptes car cela ne rimait à rien, je savais que je reviendrai, et les raisons sont nombreuses, parce que lorsque je n’étais pas sur les réseaux sociaux, mon doigt cherchait à scroller – pauvre fou ! – et pour le satisfaire mon esprit utilisait d’autres applications : Pinterest (banque d’images), Le Bon Coin (petites annonces), et j’allais ainsi de superbes femmes fatales en citations diverses, passant par les pièces de voitures à vendre de mon voisin et les lots de vêtements pour enfants de la ville d’à côté. Quelle déchéance ! Se voiler la face de pareille façon. Me vient de la honte. J’insiste, une fois la brèche face à nous, il faut tout faire sauter, pas simplement interdire l’accès, nous pourrons toujours y revenir… Ici, la dynamite, c’est la prise de conscience, réelle, que nous sommes utilisés que comme jouet à réactions (like, commentaires, partages, signalisation, contenu, hashtageur…), alors que nous sommes profondément humains, merveilleux, libres et indépendants.

04h49. Voici deux heures que je médite sur ce terrible mal de notre époque. Pourtant, je n’arrive plus à détester toute cette manigance. Je pense que j’ai déjà trop fait semblant de le faire. Je me dis simplement que cette nuit est la bonne. C’est elle qui m’a choisi dans le silence de la maison, qui m’a conduite au clair de lune du jardin où veille, immobile, la Vierge. Ses bras écartés, ses mains paumes retournées accueillant les rayons argent. Elle semblait dire : « Regarde. Regarde comme tout est beau sous ma lumière surnaturelle. Là est l’Instant. Là est ton choix. Donneras-tu ces heures au chaos de ce monde ou à la Poésie ? ». Je suis restée là, le nez au carreau, à contempler le jardin et cette Vierge trônant sur son empilement de pierres moussues, à la fois humble et toute puissante.

C’est cela. Il y a tant de bruit dans ces réseaux. « Réseaux sociaux », dit-on en France, mais « médias sociaux » en anglais. Cela m’intrigue, car il n’y a rien de social, ce ne sont en effet que des médias, du partage de médias. L’âme n’y a pas sa place. Les nouveaux algorithmes demandent des vidéos non plus des photos, que les artistes se montrent car ce qui intéressent les plateformes n’est pas leurs oeuvres mais leurs visages. Pour ceux qui ne se montrent toujours pas, ce qui intéresse c’est qu’ils utilisent des musiques et sons bien spécifiques, dits « trend ». Les vieux comptes auront le privilèges d’avoir su se faire connaître avant tout cela, car les nouveaux eux, sont comme de la chair à images, que l’on passe dans le broyeur pour chaque jour, toujours plus de contenus. Et plus de temps volé car si naguère nous n’avions qu’un compte Facebook, aujourd’hui nombreuses sont les personnes à poster le même contenu sur trois voire quatre ou cinq plateformes différentes ! Devrais-je aborder le sujet de la pollution de tous ces serveurs qui contiennent au final les mêmes médias que d’autres ? Non, arrêtons-nous là.

Je ne veux plus travailler pour eux. J’ai pris autorité sur ma vie désormais. Jadis tenaillée entre le besoin professionnel et le désir de tout quitter pour sauver mon temps de ces mangeurs de rêves, aujourd’hui je peux dire que je suis arrivée à un très bon équilibre. Le smartphone est toujours présent, là, quelque part, mais les applications n’y sont plus. Je n’ai plus que mon discret profil Facebook et Instagram pour poster les parutions et informations liées à Iceberg, et pour cela je devrais me connecter depuis l’ordinateur. A l’ancienne. Mes artistes et artisans préférés sont dans mes favoris, les blogs et YouTube me livre tout le contenu que j’aime suivre pour mon divertissement désiré, Google sait toujours me donner le lien idéal lorsque je me pose une question technique ou existentielle.

Il y a d’autres solutions. Sans cracher dans la soupe et vouloir jouer de l’extrémisme, il y a ces solutions simples, d’utilisation de temps d’écran géré. L’interdiction, la suppression n’en est pas une, regardez pour les régimes sans sucres ajoutés. L’addiction est si forte, la drogue si présente partout autour de nous, que lorsque nous craquons, tout empire, et que dire de l’estime de soi ?!

Le coeur de la nuit est là pour dire : « Je suis la Source, l’écran noir, le lieu de tous les possibles. ». Il y a un temps pour tout, ce qui nous manque est la discipline, sans elle point de contrôle de soi, et c’est ainsi que les monstres nous dévorent… Eduquons-nous, revenons à nous.

05h19 – Les lumières de la ville se sont rallumées. Le petit matin arrive, un peu plus fatigué depuis l’équinoxe d’automne. Il fait encore nuit. Je sens en mon coeur que tout est à sa place, que mon âme ne souffre plus du vacarme du monde, qu’il est doux d’ouvrir son carnet dans la nuit, en ne ressentant plus aucune attache, aucun besoin d’aller se montrer ailleurs, sur les écrans nocturnes d’autres insomniaques, sur ceux diurnes d’êtres endormis.

Le frisson du sommeil courant le long de ma colonne vertébrale me presse de vous dire au revoir. J’espère que ce billet méditatif aura le bonheur de pouvoir vous aider d’une quelconque façon. Et c’est en rejoignant ma couche, cocon du rêve et de l’inspiration, que je vous salue.

"Social medias eating human time", Lucy Dayrone, I.A., 2024.
« Social medias eating human time », Lucy Dayrone, I.A., 2024.

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